Le lévirat, pratique ancestrale encore répandue dans plusieurs régions du Togo, oblige les veuves à épouser un parent de leur mari défunt. Censée leur garantir protection et continuité familiale, cette tradition riche en symboles soulève de nombreuses questions : droits des femmes, pressions sociales, survie économique. Entre poids de la coutume et aspirations nouvelles, le lévirat persiste, malgré des critiques croissantes et des dynamiques de changement.
Enquête au cœur d’une pratique en mutation, dans un Togo partagé entre fidélité aux traditions et quête d’autonomie des jeunes générations.
Par Fousseni SAIBOU
Elles sont nombreuses à s’y soumettre en silence. Au Togo, environ 60 % des veuves redoutent d’être dépossédées de leurs terres ou expulsées du domicile conjugal si elles refusent le lévirat — une pratique qui les contraint à épouser l’un de leurs beaux-frères. Officiellement justifiée par la volonté de protéger la veuve et ses enfants, et de préserver la lignée familiale, cette coutume est de plus en plus perçue, par les défenseurs des droits humains, comme une forme d’oppression.
Causes et Logiques du Lévirat
Le lévirat s’ancre dans des fondements anciens qui ont longtemps structuré l’organisation des sociétés traditionnelles. Il repose principalement sur trois piliers : la continuité de la lignée, la préservation des biens familiaux et la protection sociale des veuves.
Dans de nombreuses communautés africaines, la famille est au cœur de l’identité collective. À la mort d’un époux, le remariage de la veuve avec un parent du défunt vise à maintenir la lignée généalogique et à éviter que les enfants ne soient rattachés à une autre famille. « Dans les sociétés traditionnelles, il était crucial de conserver la lignée et d'éviter que les enfants d’un défunt ne soient assimilés à une autre famille par le remariage de leur mère », explique le sociologue togolais Mohamed TCHAKALA.
Le lévirat répond également à une logique patrimoniale : il permet de garder terres, bétail et autres biens dans le cercle familial, tout en assurant aux veuves une certaine stabilité matérielle. Dans un contexte où elles disposent de peu de moyens pour reconstruire leur vie, cette union avec un beau-frère fait souvent office de filet de sécurité. Le lévirat permet aussi de préserver les avantages liés à la dot versée, comme l’explique Urbain Waguena Bitassa dans sa thèse de doctorat ‘’ Le SIDA au Togo, enjeux éthiques et théologiques ’’ : « Par cette pratique, la famille s’assure de conserver l’usufruit de la dot versée pour la femme. »
Cependant, cette organisation économique peut également enfermer la veuve dans une dépendance. Elle n’a souvent aucun droit sur les biens du défunt, désormais contrôlés par sa belle-famille. Cette vulnérabilité accentue les déséquilibres au sein du foyer reconstitué.
Enfin, le lévirat joue aussi un rôle dans le maintien de l’ordre social. En gardant la veuve au sein du clan, les anciens estiment prévenir les comportements jugés indécents, comme la prostitution. La pratique est ainsi perçue comme un rempart contre l’exclusion.

Mohamed TCHAKALA,
Sociologue
'' Le lévirat peut être vu comme un moyen de préserver la dignité de la veuve et de l'empêcher de se retrouver sans soutien ''
Pour Djamsa issu d'une communauté du Nord-Togo, fervent défenseur de la tradition, cette coutume reste indispensable : « Cette pratique sacrée assure la stabilité familiale et protège veuves et orphelins », affirme-t-il avec conviction. «Dans notre culture, une femme ne peut rester seule après le veuvage - ce serait attirer le malheur. En épousant son beau-frère, elle garde une place honorable et le patrimoine familial est préservé. Les détracteurs ne comprennent pas nos valeurs. Oui, il peut y avoir des risques sanitaires, mais nos devoirs envers les ancêtres passent avant tout. », a-t-il ajouté.
Le lévirat repose donc sur des logiques considérées comme nobles. Il n’est toutefois pas sans contraintes pour les veuves.
Rites, Contraintes et Pressions Sociales
La période de veuvage est souvent rythmée par des rites éprouvants, censés rompre le lien avec le défunt ou faire avouer un éventuel rôle dans sa mort. Ces rituels varient selon les clans.
Kabitè Bidè, ancien chef coutumier togolais, les décrit : « Quand le grand frère meurt, on fabrique une idole en terre pour symboliser le défunt. Chaque épouse doit offrir un poussin. Si elle choisit un frère du défunt comme nouveau mari, elle remet l’offrande à l’idole, transférant symboliquement la protection de son ancien époux. »
Dans certaines communautés togolaises, comme celle de Kabitè Bidè, la veuve peut choisir parmi ses beaux-frères. Ces rites ne sont pas de simples formalités. Ils s’inscrivent dans une cosmologie où les morts veillent sur les vivants. L’offrande devient un pacte pour assurer la continuité familiale. Un remariage sans cérémonie risquerait d’attirer malédictions, troubles psychiques, voire folie, provoqués par l’esprit du défunt. Le mariage léviratique est ainsi perçu comme un devoir communautaire, garantissant stabilité sociale et apaisement des âmes. Mais au-delà de cette dimension spirituelle, le lévirat et ses rites constituent des contraintes sociales qui renforcent l’assujettissement des veuves.
Dans les sociétés où le lévirat est une norme, les veuves sont souvent contraintes de s’y soumettre sous peine d’exclusion, de perte d’héritage ou de privation de sépulture traditionnelle. Ce chantage symbolique est d’autant plus efficace que la solidarité familiale y est vitale. Certaines subissent des confiscations de biens, des expropriations, des menaces, voire des violences physiques. Refuser, c’est défier l’autorité de la belle-famille et des chefs coutumiers.
L’histoire d’Affiwa, une jeune togolaise de 27 ans, originaire d'une localité du Sud-Togo, illustre ce système d’oppression. Mariée par amour à 18 ans, elle perd son mari des suites d’un cancer. Avant de mourir, son mari lui confie ses biens pour assurer l'avenir de leurs deux enfants. Mais à peine les funérailles achevées, sa vie bascule. Au partage de l'héritage, sa belle-famille inventorie les biens de son mari. « Le plus jeune frère de mon mari a énuméré : trois terrains, deux maisons, 113 bêtes et " une femme et deux enfants ", c’est-à-dire mes enfants et moi », raconte-t-elle. En protestant contre cette déshumanisation, elle est brutalement réduite au silence. Les biens sont partagés, elle et ses enfants «attribués » au frère cadet.
Sous la menace, elle accepte ce remariage. « J’ai eu peur pour mes enfants », confie-t-elle. Mais quelques mois plus tard, son nouveau mari, jalousé par son frère aîné, meurt dans des circonstances troubles. Affiwa est alors contrainte de devenir la quatrième épouse de ce dernier. Enceinte, isolée, harcelée par ses coépouses, elle sombre dans la peur et la dépression.
Ses parents, tentant de la sauver, sont menacés : « Mon mari leur a dit d’oser, s’ils veulent mettre ma vie en danger. » Résignés, ils la conseillent de rester.
La pression exercée sur les veuves varie selon plusieurs facteurs : leur âge, le nombre d’enfants qu'elles ont eus, ou encore leur statut au sein de la famille. Chez les Moba-Gurma du Nord-Togo, par exemple, « il est fréquent que les veuves âgées, ménopausées, choisissent de rester ou d’aller vivre auprès de l’un de leurs fils », souligne le démographe Marc Pilon dans son étude ‘’ Nuptialité et système matrimonial chez les Moba-Gurma du Nord-Togo ’’.
Le parcours d’Affiwa met en lumière un système social où la veuve est souvent considérée comme un simple vecteur de transmission, au sein d’un cadre patriarcal structuré par des rites et des obligations. Ces pratiques entraînent des conséquences durables sur la vie quotidienne et l’avenir des femmes.
Conséquences profondes du lévirat
Derrière la façade des traditions, le lévirat laisse souvent des blessures profondes, invisibles mais dévastatrices.
Pour nombre de veuves, accepter un mariage imposé n’est pas un choix, mais une soumission dictée par la pression sociale. Le mal-être s’installe durablement : difficile d’aimer un homme imposé, plus encore de se reconstruire sous le regard d’une société qui exige l'obéissance. Pour les veuves, le lévirat n’est pas seulement une perte de liberté. C’est aussi une déchéance sociale, doublée d’une humiliation quotidienne.
L’universitaire togolais, docteur Charles Birregah en sait quelque chose. Marqué à vie par ce qu’a subi sa mère — spoliée de ses biens, condamnée à porter un pagne noir de veuve, puis forcée à épouser l’un de ses beaux-frères — il a transformé sa colère en combat. Il fonde alors le Fonds d'Aide aux Veuves et aux Orphelins (FONDAVO), pour que d’autres femmes ne vivent plus ce que sa mère a enduré.

Dr. Charles BIRREGAH,
Président - Fondateur de FONDAVO
'' Ça m’a profondément marqué''
Dans les foyers polygames, elles deviennent des cibles facile : moqueries, humiliations, rappels incessants qu’elles ne sont plus que des "demi-femmes".
« Au niveau social, c'est carrément une privation des droits de la femme » dénonce Mohamed TCHAKALA. « Elle est chosifiée, considérée comme une possession. On décide pour elle où elle va vivre, comment elle va gérer sa vie. », poursuit-il.
Certaines trajectoires de vie révèlent les impacts profonds du lévirat sur les aspirations individuelles. Comme celle de Bintou, contrainte d’abandonner son rêve de reprendre ses études après deux grossesses précoces, projet qu’elle avait pourtant élaboré avec son premier mari. Son "nouveau" mari, imposé par le lévirat, l'a reléguée aux travaux des champs.
Ou encore celle d’Affiwa, prisonnière du foyer de son défunt époux. « Si je reste ici, c'est uniquement pour mes enfants. Sinon, il y a longtemps que je serais partie, quelles qu'en soient les conséquences », lâche-t-elle, la voix brisée.
Au-delà du traumatisme psychologique et de l'isolement social, le lévirat expose aussi les femmes à de graves risques sanitaires.
Lévirat : un danger sanitaire négligé
Mariées de force, sans tests de santé ni précautions, les veuves deviennent des vecteurs involontaires — ou des victimes — de la transmission des infections sexuellement transmissibles. Un fléau silencieux, encore négligé.
De nombreuses études de cas, synthèses académiques et rapports institutionnels établissent un lien direct entre cette pratique et la propagation du VIH/SIDA. Ainsi, l’Étude sur les facteurs de fragilité et de vulnérabilités des femmes séropositives au Mali (Bibliothèque Santé Mali, 2011) souligne que dans les familles où le lévirat et le sororat sont pratiqués, la vulnérabilité à la transmission du VIH est particulièrement accentuée, et ce malgré une meilleure diffusion de l'information sanitaire.
« Nous pouvons nous rendre compte aisément que si la plupart des veuves sont séropositives parce que leurs maris seraient morts du VIH/SIDA, et dans le contexte de la polygamie où le jeune frère cadet du défunt a déjà trois ou quatre femmes, une veuve séropositive qui entre dans une famille polygame, imaginez ce que cela peut entraîner. », alerte Mohamed Tchakala.
Le récit de Sourou, père d'une victime, illustre tragiquement cette réalité. La voix tremblante, il confie :
« Quand ma fille Amina a perdu son mari, la tradition nous a imposé de la donner en mariage à son beau-frère. Elle ne voulait pas, mais a cédé pour ne pas déshonorer la famille. Des années plus tard, elle a commencé à tomber malade à répétition. Les examens ont révélé qu’elle avait contracté le VIH, transmis par son nouveau mari, qui ignorait lui-même être porteur du virus. Ce drame aurait pu être évité si nous avions eu le courage de dire non à cette pratique. Aujourd’hui, Amina se bat pour sa santé, et moi, je vis avec le poids de la culpabilité. »
Le cas d’Amina est loin d’être isolé. Bien souvent, ces femmes sont analphabètes, privées d’accès à l’information sanitaire et dépourvues de toute autonomie décisionnelle en matière de santé sexuelle
Face à ses conséquences sanitaires, psychologiques et sociales dramatiques, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer la pratique du lévirat. Des campagnes de sensibilisation, portées notamment par des ONG et des acteurs de la société civile, ont contribué à éveiller les consciences.
Dans ce contexte, cette tradition ancestrale montre des signes de déclin, portée par une contestation qui ne cesse de s’amplifier.
Comparaison régionale : le lévirat en mutation en Afrique de l'Ouest
Le cas d’Afiwa, ainsi que les témoignages recueillis, révèlent les multiples visages du lévirat, oscillant entre mécanisme traditionnel de protection sociale et atteinte aux droits humains. Si certains continuent de le défendre comme un filet de sécurité pour les veuves et leurs enfants, il est de plus en plus perçu comme une source d’injustice et de souffrance, notamment par les femmes et les jeunes générations, en particulier en milieu urbain.
Sous l’effet de l’éducation, des campagnes de sensibilisation et de l’essor des mouvements de défense des droits humains, cette pratique est aujourd’hui remise en question dans plusieurs régions d’Afrique de l’Ouest, dont le Togo. Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques (INED) du Sénégal, le lévirat est en net recul chez les Bassari et les Sereer Ndut, où de nombreuses veuves choisissent désormais de vivre seules ou de se remarier librement, sans subir de fortes pressions sociales.
Au Ghana, le recul du lévirat est également observé, en lien avec une autonomie économique croissante des femmes. En revanche, dans certaines zones rurales du Bénin, la dynamique est plus nuancée. Une étude de la sociologue Sabine Tchokomi Toungakouagou Sama (Université de Parakou) montre que chez les Waaba, le lévirat perd sa dimension sacrée pour devenir une stratégie de survie, face à l’affaiblissement des solidarités traditionnelles et à l’absence de protection institutionnelle pour les veuves.
La mutation du lévirat ne s’observe plus seulement dans les pratiques individuelles, mais aussi dans les discours des autorités traditionnelles. À l’instar de Kabitè Bidè, certains leaders communautaires au Togo reconnaissent que cette coutume ne correspond plus aux réalités sanitaires et sociales actuelles. « Aujourd’hui, beaucoup de jeunes refusent de reprendre les femmes de leurs frères décédés, grâce à mes conseils », confie M. Bidè, tout en évoquant les résistances persistantes.
Dans plusieurs régions du Bénin et du Sénégal, des ajustements notables apparaissent dans les usages coutumiers : le consentement de la veuve est désormais requis avant tout remariage, et des alternatives comme l’héritage direct des biens ou un soutien communautaire sans obligation matrimoniale commencent à se mettre en place.
Ce mouvement en Afrique de l’Ouest, encore lent et fragile, témoigne d’une volonté croissante d’adapter les traditions aux exigences contemporaines, dans un souci de respect des droits fondamentaux et de protection de la santé des femmes. L’évolution des mentalités laisse entrevoir la possibilité d’un équilibre entre coutumes et droits humains.
Cette remise en question du lévirat trouve aussi un écho sur le plan institutionnel et juridique au Togo, où des avancées commencent à encadrer la protection des droits des veuves et à renforcer leur autonomie.
Progrès institutionnels et juridiques au Togo
Faute d’un système de protection sociale solide, de nombreuses veuves basculent dans une précarité inquiétante. Cette vulnérabilité contribue à maintenir le lévirat comme stratégie de survie. Pourtant, des avancées juridiques notables ont été enregistrées au Togo.
L’article 391 du Code des personnes et de la famille (ordonnance n° 80-16 du 31 janvier 1980) consacrait la primauté de la coutume en matière successorale, sauf renonciation explicite au statut coutumier. Mais la réforme de 2012, introduite par la loi n° 2012-014 du 6 juillet, a marqué un tournant : l’article 411 reconnaît désormais aux femmes le droit d’hériter, facilitant théoriquement leur accès aux biens, notamment fonciers.
Toutefois, ces progrès se heurtent aux résistances d’un système patrilinéaire profondément enraciné. D’après WiLDAF-Togo, près de 60 % des veuves qu’elle a accompagnées en 2023 redoutaient de perdre leurs terres ou leur logement si elles refusaient le lévirat. Une peur bien réelle, confirmée par le témoignage de Martine, 43 ans, contrainte de quitter la maison familiale après avoir rejeté cette union imposée.
Une étude de cas menée par le Groupe de Réflexion et d’Action Femme, Démocratie et Développement (GF2D) confirme cette réalité. Dans plusieurs localités de la région des Plateaux, notamment à Tsagba (coutume Adja) et Yitocopé (coutume Ouatchi), l’héritage foncier féminin reste inacceptable, que ce soit dans la famille d’origine ou dans celle du conjoint défunt. Dans ces communautés, les veuves qui refusent le lévirat sont souvent dépouillées des biens laissés par leur mari.
Face à ces injustices, certaines femmes osent désormais contester la tradition. Grâce au travail d’ONG comme WiLDAF-Togo et GF2D, elles sont de plus en plus nombreuses à saisir la justice. Avec le soutien de parajuristes – agents communautaires formés aux notions de base du droit par le GF2D – plusieurs d’entre elles réussissent à faire valoir leurs droits sans subir de lourdes représailles.
Ces avancées, bien que significatives, restent fragiles et inégalement réparties selon les régions. C’est pourquoi les organisations de défense des droits des femmes réclament des réformes plus ambitieuses. À l’occasion de la Journée internationale des veuves, célébrée le 23 juin 2024, Clarisse Sonhaye, présidente des veuves du FONDAVO, a plaidé pour une révision de plusieurs articles du Code des personnes et de la famille, notamment les articles 403, 411, 412 et 413. L’objectif : abolir les rites de veuvage dégradants, réformer le système successoral, garantir l’accès des femmes à la terre, instaurer des dispositifs d’aide économique et médicale, entre autres.
Le lévirat, autrefois perçu comme un rempart contre l’exclusion, est aujourd’hui dénoncé comme un outil d’asservissement déguisé. Derrière les justifications culturelles se cachent des vies brisées, des femmes bâillonnées et des destins réorientés de force. Si les résistances se multiplient et que les lignes commencent à bouger dans certaines régions, le changement reste lent et inégal. Il faudra plus qu’une prise de conscience : un véritable sursaut politique, éducatif et juridique pour rompre le silence et rendre aux veuves leur droit fondamental à choisir leur vie.
TOGO - Le lévirat : une protection ancestrale devenue prison pour les veuves